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George Sand et ses amis

Mon carnet…
29 mai 2017
Aurore Sand sa petite fille
29 mai 2017
 

George Sand et ses amis

L'éventail par George Sand et Auguste Charpentier

La légende de l'éventail fait à Nohant en mars 1838 par George Sand et Auguste Charpentier peintre de portraits, une belle entrée en la matière pour évoquer George Sand et ses amis.

Le marquis de Malphilinte (Félicien Mallefille) se rendant mystérieusement à sa petite maison de St Germain en laie(sic), perd son chemin, sa voiture et ses chevaux et après avoir erré toute la nuit, il est surpris par le jour dans les jardins de Paphos. Le premier objet qu'il apperçoit(sic) sous l'ombrage, c'es l'incomparable nymphe Sandaraque (George Sand) qui s'est déguisée en bergère sous le nom de Piffoëlis pour se soustraire à la passion de l'immortel Phébus. Elle tient sur le poing l'oiseau sacré Chopinios (Chopin) de la famille des colibris, dont le chant merveilleux guérit la colique et les cors aux pieds. Auprès d'elle on voit le fameux berger Lystil (Frantz Liszt) qui lui décrit un concerto de clarinette qu'il vient de composer. Le berger Croixillas (Eugène Delacroix) qui excelle en l'art de la peinture, improvise en l'écoutant un tableau qui représentera le concerto de clarinette peint à l'huile, de grandeur naturelle. Ce groupe charmant inspire aussitôt(sic) un madrigal à l'heureux marquis de Malphilinte (T. Mallefille). Le galant abbe Enricos (Enrico) dont l'habit noir avait d'abord épouvanté les habitants de Paphos, les rassure et les charme en leur jouant un air de guitare. Le berger Bonne rose (de Bonne-chose) et le jeune Sylvain charpentis (auguste charpentier) l'écoutent avec ravissement. Sous l'ombre d'un saule pleureur, au bord d'une onde pure on voit le berger Grzymalagose (le Comte albert Grzymala) qui murmure une élégie. Dans le lointain le faune du bocage (Pierre Bocage) traverse le clair ruisseau/sans le secours d'aucun pont. Dans le cristal des flots, on aperçoit(sic) le triton Bignatys (Bignat / (Emmanuel Arago) cherchant avec soin une étoile que l'enchanteur Aragotos (François Arago) son père qui a laissé tomber de sa lunette. Le jeune Mauricolas (Maurice Sand) fils du Zephyre et de la nymphe-Sandaraque (G.Sand) s'apprêtait(sic) à se jouer parmi les roseaux lorsqu'il aperçoit(sic) le monstre marin Bignatys (Bignat) et recule épouvanté ; mais le bon monstre le rassure et l'engage à se livrer avec lui aux délices du bain. Pendant ce temps l'affreux Serpent Calamatas (Luigi Calamatta)trouve l'étoile et la dévore. Âmes sensibles ! Détournez vos regards de cette scène douloureuse et voyez à l'horizon le beau berger/ Didieris (charles Didier) qui s'avance porté par les nuages et précédé par les amours et qui/vient honorer de sa visite les jardins de Paphos. Légende de George Sand.(note) Le personnage du fond qui tient un pistolet est le conspirateur Michel de Bourges et le chien lion qui garde les moutons à grosses têtes Solange Sand la fille de G.Sand.

Eventail orné de caricatures de George Sand et de son entourage, accompagné d'une légende relatant l'iconographie de ce décor, legs d'Aurore Sand, exposé au Musée de la Vie Romantique. Photo R.Viollet.

Horace, l'amitié

Le plus doux de tous les sentiments humains, celui qui s’alimente des misères et des fautes comme des grandeurs et des actes héroïques, celui qui est de tous les âges de notre vie, qui se développe en nous avec le premier sentiment de l’être, et qui dure autant que nous, celui qui double et étend réellement notre existence, celui qui renaît de ses propres cendres et se renoue aussi serré et aussi solide après s’être brisé ; ce sentiment-là, hélas ! ce n’est pas l’amour, vous le savez bien, c’est l’amitié.

George Sand, Horace, J. Hetzel , 1853, Œuvres illustrées de George Sand, volume 4 (p. 2-4).

Eugène Delacroix

Il fut un de mes premiers amis dans le monde des artistes, et j'ai le bonheur de le compter toujours parmi mes vieux amis.
Vieux, on le sent, est le mot relatif à l'ancienneté des relations, et non à la personne. Delacroix n'a pas et n'aura pas de vieillesse. C'est un génie et un homme jeune. Bien que, par une contradiction originale et piquante, son esprit critique sans cesse le présent et raille l'avenir, bien qu'il se plaise à connaître, à sentir, à deviner, à chérir exclusivement les œuvres et souvent les idées du passé, il est, dans son art, l'innovateur et l'oseur par excellence.
Pour moi, il est le premier maître de ce temps-ci, et, relativement à ceux du passé, il restera un des premiers dans l'histoire de la peinture.

George Sand.

Franz Liszt


Heureux amis ! que l’art auquel vous vous êtes adonnés est une noble et douce vocation et que le mien est aride et fâcheux auprès du vôtre !
Il me faut travailler dans le silence et la solitude, tandis que le musicien vit d’accord, de sympathie et d’union avec ses élèves et ses exécutants.
La musique s’enseigne, se révèle, se répand, se communique. L’harmonie des sons n’exige-t-elle pas celle des volontés et des sentiments ? Quelle superbe république réalisent cent instrumentistes réunis par un même esprit d’ordre et d’amour pour exécuter la symphonie d’un grand maître ! (…) Oui, la musique c’est la prière, c’est la foi, c’est l’amitié, c’est l’association par excellence.
Lettres d’un Voyageur écrite en juillet 1835, lettre VII dédiée à Liszt.

C’est Alfred de Musset qui présente Franz Liszt à George Sand en octobre 1834, il a 23 ans, il a lu Indiana , Valentine, sa Lettre sur l’Italie, Lélia, et voit en George Sand « la femme la plus forte et la plus étonnamment douée ».

Gustave Flaubert


Nohant, 8 décembre 1874, Pauvre cher ami,
Je t’aime d’autant plus que tu deviens plus malheureux. Comme tu te tourmentes et comme tu t’affectes de la vie !
Car tout ce dont tu te plains, c’est la vie, elle n’a jamais été meilleure pour personne et dans aucun temps. On la sent plus ou moins, on la comprend plus ou moins, on en souffre donc plus ou moins, et plus on est en avant de l’époque où l’on vit, plus on souffre. Nous passons comme des ombres sur un fond de nuages que le soleil perce à peine et rarement, et nous crions sans cesse après ce soleil qui n’en peut mais. C’est à nous de déblayer nos nuages.
Tu aimes trop la littérature, elle te tuera et tu ne tueras pas la bêtise humaine. Pauvre chère bêtise, que je ne hais pas, moi, et que je regarde avec des yeux maternels, car c’est une enfance, et toute enfance est sacrée. Quelle haine tu lui as vouée, quelle guerre tu lui fais ! Tu as trop de savoir et d’intelligence, mon Cruchard, tu oublies qu’il y a quelque chose au-dessus de l’art, à savoir la sagesse, dont l’art à son apogée, n’est jamais que l’expression. La sagesse comprend tout, le beau, le vrai, le bien, l’enthousiasme par conséquent. Elle nous apprend à voir hors de nous quelque chose de plus élevé que ce qui est en nous, et à nous de l’assimiler peu à peu par la contemplation et l’admiration.
Mais je ne réussirais pas à te changer, je ne réussirais même pas à te faire comprendre comment j’envisage et saisis le bonheur, c’est-à-dire l’acceptation de la vie, quelle qu’elle soit ! Il y a une personne qui pourrait te modifier et te sauver, c’est le père Hugo, car il a un côté par lequel il est grand philosophe, tout en étant le grand artiste qu’il te faut et que je ne suis pas. Il faut le voir souvent. Je crois qu’il te calmera : moi, je n’ai plus assez d’orage en moi pour que tu me comprennes. Lui je crois qu’il a gardé son foudre et qu’il a tout de même acquis la douceur et la mansuétude de la vieillesse.
Vois-le, vois-le souvent et conte lui tes peines, qui sont grosses, je le vois bien, et qui tournent trop au spleen. Tu penses trop aux morts, tu les crois trop arrivés au repos. Ils n’en ont point. Il sont comme nous, ils cherchent. Ils travaillent à chercher.
Tout mon monde va bien et t’embrasse. Moi, je ne guéris pas, mais j’espère, guerre ou non, marcher encore pour élever mes petites-filles, et pour t’aimer, tant qu’il me restera un souffle.
George Sand

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Mon lien Les amis de Gustave Flaubert    

Edmond Plauchut, « On me croit mort, mais je vis ici »


Lucien-Joseph-Edmond PLAUCHUT est né le 6 janvier 1824 à Saint Gaudens (Haute Garonne). Sa correspondance avec George Sand débuta en 1848 qui lui répondit par deux lettres. Expatrié volontaire à la suite de la chute de la République, il partit vers Singapour. Au cours du voyage, il fit naufrage au large des îles du Cap-Vert et ne put sauver qu’une cassette contenant les lettres de G. Sand grâce auxquelles il fut recueilli, nourri, habillé par un riche Portugais. Après de nombreux voyages vers l’Extrême-Orient, il rencontrera George Sand en 1861. Invité à Nohant en 1865, il fut très rapidement intégré à la vie de la famille jusqu’à sa mort en janvier 1909. C’est le seul étranger à la famille inhumé dans le cimetière de la famille Sand.

Extrait de la vie à Nohant...

Le Carnaval 73 à Nohant révèle un Plauchut vêtu en Pifferaro, un Flaubert, invité de dernière heure, enfilant une jupe et s'essayant au fandango.
Après la lecture, le I4 avril, par ce dernier, de son Saint-Antoine, Plauchut (selon l'agenda) « est épaté, comme roué de coups ». Le I6, Tourgueniev s'ajoute à la bande. Dernier Carnaval en février 76 : Sand fait danser les masques, arborant elle-même un grand nez à moustache. Plauchut se déguise en turc, en saltimbanque puis en ...bébé. La fête terminée, il enfile une blouse, met un faux-nez « et va au bal du village faire son effet ». Ayant quitté Nohant le I3 mars, il reçoit à Paris le 11 avril une délicieuse lettre de George - « la dernière, a-t-il noté, que m'écrivit George Sand » - : « Mon gros coco, viens donc au bercail puisque tu en as assez de Paris. Au lieu d'aller manger tes argents au bout du monde, viens voir fleurir nos lilas. Nohant est un tapis de fleurs ... Viens, et tout sera pour le mieux ». C’est, hélas, un télégramme de Maurice qui rappelle Plauchut à Nohant, en compagnie du Dr Favre. Il repart avec mission de ramener le Dr Péan, mais ce sera peine perdue.
Très admiratif de la romancière, d'un dévouement à toute épreuve à son égard et envers les siens, mais aussi très proche de l'entourage berrichon, Plauchut ne pouvait pas, perdant George, perdre tout ce qui tenait à elle. La romancière aura rarement lancé à d'autres favoris des appels aussi affectueux que ceux adressés à Plauchut dans les dernières années (« La maison est comme veuve et vide quand tu n'es pas là », « on ne vit plus tout à fait quand tu n'es pas là »). Les êtres et les murs avaient besoin de lui. La famille Sand et Nohant le gardèrent tout proche, pratiquement jusqu'en fin de vie. Signalons que s'il a pu contribuer, par sa dévotion à Sand, sa manière de commencer ses lettres par « bonne mère », « bonne maman », à l'embaumer avant l'heure, le « bon Plauchut » n'aimait pas tellement être considéré lui-même comme tel.
En témoigne une lettre où, un peu agacé de s'entendre traiter par Flaubert de « trop bon », il affirme à Sand qu'il lui prend des envies, pour échapper à la suavité, de se faire délibérément « canaille ».
Très aimé, d'abord par George, puis par Lina et les fillettes grandissantes, il abandonnera plus tard définitivement le Bd des Italiens, emportant pour tout bagage ses pipes philippines vers « sa » chambre de Nohant que Sand, peu de temps avant sa mort, avait fait rafraîchir. Tout en continuant d'écrire des articles, il se consacrera, entre deux parties de chasse, à la rédaction de ses souvenirs sur Nohant, qui paraîtront, sous le titre Autour de Nohant chez Calmann Lévy en I897.
Maurice une fois disparu, le 4 septembre I889, il semble que Lina, sensible aux attentions délicates de cet ami exceptionnel, ait refait sa vie à ses côtés. Lorsqu'elle mourut, le 2 novembre 1901, il restait encore à Plauchut plus de 7 ans à vivre. Où aurait-il pu abriter sa haute silhouette à large feutre et barbichette blanche, sinon chez Gabrielle devenue propriétaire du château familial ? Il terminera pourtant ses jours à Biarritz, dans une résidence du Bd de la Grande Plage, le 30 Janvier 1909. Selon son vœu, il est inhumé près de George Sand et des siens dans l'enclos funéraire où il a accompagné plusieurs d'entre eux. « On me croit mort, mais je vis ici », lit-on sur l'épitaphe, imaginée par ce fidèle entre les fidèles, ce champion de l’amitié.
(Texte Marie-Louise GUILLAUMIN, Les amis de George Sand).

Livre de référence : L'ami de George Sand en Berry, Edmond Plauchut le tartarin de Nohant, par Michelle Tricot & Christiane Sand, éditions Geste.
Edmond Plauchut
Edmond Plauchut durant son voyage aux îles.
Plauchut, Aurore et George Sand
Nohant, du 16 au 30 septembre 1873, Musique, danse et folie, E.Plauchut, Aurore et George Sand (détail d’un croquis de Maurice)
Edmond Plauchut à Nohant
Edmond Plauchut dans le potager de Nohant début 1900.
Edmond Plauchut
Edmond Plauchut par Frédéric Lauth, artiste peintre et époux d'Aurore Sand.
 

Armand Silvestre


Quel monde de souvenirs éveille en moi ce seul nom !
C'est en 1866 que je vis George Sand pour la première fois. Sans me connaître, elle avait écrit, pour moi, la préface d'un livre de vers dont elle avait trouvé et parcouru les épreuves chez Eugène Fromentin. Le livre est épuisé depuis longtemps, mais la préface a été réimprimée dans la collection Calmann Lévy et méritait cette exhumation; car elle contient de superbes aperçus sur la poésie.
Témoin ces lignes merveilleuses :
« Moi je dis que la lumière naîtra d'une sensation traduite par l'élan poétique. Une impression spontanée, chez un esprit supérieur, caractérisera tout à coup l'homme nouveau. Sera-ce l'amour ou la mort qui parlera ? Peut-être l'un et l'autre. Peut-être que, dans l'extase du plaisir, excès de vitalité, ou dans la volupté du dernier assoupissement, paroxysme de lucidité, l'âme se sentira complète. Alors la vraie poésie chantera son hymne de triomphe. Les mots esprit et matière feront place à un mot nouveau... »
Comme tout cela est éloquemment dit et d'une belle envolée lyrique !
Fromentin était alors grand ami de Mme Sand. Je ne sais plus tard ce qui avait interrompu leurs relations, mais je sais que Fromentin pleurait, en me racontant comment, après trois ans passés sans la voir, elle lui avait ouvert les bras comme au fils prodigue, et l'avait appelé : son cher enfant !
Quand j'allai la remercier de ce bienfait inattendu, elle demeurait rue des Feuillantines, dans un petit appartement assez bas. Il était cinq heures; le jour d'hiver tombait ; il faisait sombre. Mais le modeste salon où elle me reçut me parut illuminé par sa présence. Il m'est resté dans l'esprit, je dirais presque dans les yeux, avec l'intensité que prennent sous les yeux les objets quand l'esprit est tout à une émotion. Une petite table en chêne avec un tapis, une chaise haute, au mur une superbe esquisse de Delacroix, le maître de son fils. Je ne pus trouver un seul vocable, de reconnaissance. Mme Sand fut aussi quelque temps sans me parler, et le premier mot qu'elle prononça fut celui de timidité, — pour elle-même ! Je crois bien que nous n'avons pas dit vingt paroles à nous deux ce jour-là. Et cependant je sortis de la adopte, . me réfugiant sous le patronage d'un esprit plein de grandeur et de tendresse, sentant en moi je ne sais quoi de filial pour ce génie clément aux faibles, pour cet être si plein d'une bonté pénétrante, pour cette femme auguste dont l'âge nimbait le front d'une auréole d'argent.
Elle ressemblait cependant .encore, dans ce temps-là, au portrait dont j'ai parlé plus haut. Ce qui m'avait frappé, c'était la fermeté persistante de ses traits, malgré un certain embonpoint de visage.
Ils donnaient l'impression de ces images de cuivre, où les rides elles-mêmes ont des vigueurs et des rigidités. Rien d'affaissé dans le développement du menton, rien qui sentît la vieillesse. Ses mains m'avaient surtout rempli d'admiration : de vraies petites mains d'homme, effilées aux doigts, légèrement charnues sur le dessus, et qui semblaient modelées dans un métal pur et souple à la fois, des mains faites pour le travail et les loyales étreintes... si petites avec cela! Je n'en ai jamais revu de pareilles. Quand elles laissaient tomber, dans un verre à moitié plein d'eau, une cigarette achevée, elles avaient, en se relevant, comme un essor de papillon blanc qui s'envole.

Ce n'est que deux ans après que j'allai à Nohant pour la première fois.
On partait de Chàteauroux dans une façon de diligence : trois bêtes efflanquées devant et un rustre au sommet, attachant ses guides au siège pour pouvoir mieux fouailler des deuxbras. Une casserole derrière une agonie de chevaux. Je ne décrirai pas le paysage. C'est celui que George Sand a donné pour décor à ses plus admirables romans. A vrai dire, je ne l'aurais peut-être pas remarqué beaucoup, s'il ne m'eût fait revivre sous le charme des descriptions amoureusement lues. Mais des idylles se dressaient pour moi tout le long de la route.
Tout paysan était unChampi, et toute mendiante une Fadette. J'étais hanté par ce monde charmant qui vivra dans l'immortalité de ses récits, comme celui des églogues de Théocrite, le grand Syracusain. J'ai compris alors combien un grand poète fait sienne la terre que foulent ses pas !
Assez uniforme, d'ailleurs, ce grand chemin,, bien que bordé par des horizons d'un grand aspect, Rien n'y annonce l' approche de Nohant, qu' un bouquet de gros arbres dissimule. A peine descendu, pourtant, j'étais au seuil de la maison... du château, comme on dit là-bas. J'ai mieux à faire qu'à en décrire l'ordonnance intérieure, qui, bien que simple, ne manque pas d'une certaine grandeur aristocratique. De hautes et larges pièces dominant le parc de toute la hauteur d'un perron monumental.
0 chère maison ! il me semble que, pour y avoir vécu si peu de temps, j'y ai laissé le meilleur de moi-même !
Mais que d'impressions j'en ai emportées en échange ! C'est là seulement, dans le milieu calme et plein d'affections saintes qu'elle avait choisi pour y vieillir, que George Sand était elle-même et tout entière. Ne se retirant que tard, pour travailler une partie de la nuit, elle donnait à ses hôtes, avec quelques heures de la journée, toutes celles de la soirée. Pendant que ses mains tourmentaient les pièces d'un casse-tête chinois ou habillaient une marionnette, — car elles ne restaient jamais inoccupées, ces petites mains vaillantes ! — elle causait avec un laisser aller plein de charme et un abandon plein de condescendance. Son esprit, trop créateur pour descendre à la critique, n'en formulait pas moins des jugements fort nets sur les contemporains. Je l'entendis un jour défendre Béranger, comme poète, avec une éloquence pleine de finesse. Elle devina la première, dans l'aînée des filles de Théophile Gautier, un écrivain de race, héritier du génie paternel. Elle n'avait jamais cessé de lire beaucoup, et concluait toujours quelque chose de ses lectures.
Mais c'est dans les promenades du soir, en été, promenades à travers le parc, et qu'elle terminait à la première tombée de la nuit, qu'elle était vraiment admirable à entendre ! Elle y parlait volontiers des grandes choses de l'âme et de la vie avec la simplicité d'un esprit absolument sincère, confiant dans les destinées, n'éprouvant, d'ailleurs, aucun besoin de solemnité pour sonder les mystères de sa propre foi. Ah! que j'ai souvent maudit l'insecte dont le vol interrompait quelqu'un de ses aperçus magnifiques sur l'avenir, en réveillant ses appétits chasseurs de naturaliste! Il s'en est peut-être fallu d'un simple phalène venu à la traverse qu'elle m'ait converti à son déisme tranquillisant et à son spiritualisme consolateur !
Déisme d'artiste, car son plus grand argument était la beauté de la nature! Spiritualisme de privilégiée, qui sentait ses admirables facultés s'aviver encore aux étreintes de la vieillesse.
Armand Silvestre dessin
Dessin de la cérémonie d'inauguration de la statue George Sand à La Châtre le 10 Août 1884. Col.privée.
J'attendais impatiemment l'inauguration de la statue de Millet sur la grande place de La Châtre.
Car c'était encore pour moi une grande curiosité de savoir comment il avait compris George Sand.
Non que je me défiasse un seul instant d'un talent éprouvé comme le sien ; mais je ne sais pas de taché plus complexe que celle qu'il avait entreprise.
Comment enfermer dans un bloc inerte le mouvement d'un des esprits le plus admirablement actifs de ce temps ?
Comment faire rayonner au faîte d'un marbre la lumière dont vivait ce clair et brillant génie ?
Comment échauffer la pierre des feux de cette âme ? Il y avait là de quoi troubler les plus hardis. Croiriez-vous qu'à l'époque où, sous la présidence de Victor Hugo, une Commission s'institua solennellement pour ériger un monument à George Sand, dans Paris même, un des plus célèbres parmi les sculpteurs de notre jeune école me dit fort gravement qu'il ne la concevait pas autrement que sous les traits d'une amazone !
Il y eut plusieurs George Sand, en effet, sans compter celle-là, que nous laisserons à la fantaisie des admirateurs à venir, et qui ne sera peut-être pas la moins vraie. Il y eut la jeune femme qui, d'un grand essor littéraire, surgit éblouissante de beauté, de vigueur et de poésie, enivrée de nature et jetant aux échos les accents les plus passionnés qu'oreille humaine ait jamais entendus ; il y eut la femme plus recueillie déjà, que les souffrances du siècle avaient touchée au cœur, dont les rêves généreux avaient couronné le front et dont Thomas Couture a laissé un magnifique portrait aux deux crayons : — il y eut enfin la femme vieillie qui sut entourer la fin de sa vie d'une souveraine dignité, l'aïeule sainte qui, des tendresses du foyer, fit à ses derniers ans une auréole, l'ouvrière obstinée d'une tâche de dévouement. C'est celle-là que je préfère à toutes, sans doute parce que c'est celle-là que j'ai connue et aimée!

Armand Silvestre.
 
Menu George Sand
Menu de l'Inauguration de la statue de George Sand, le 10 août 1884.
Menu George Sand 2
Le banquet fut organisé à l'Hotel de France de Châteauroux.Col particulier.

Ses amis...

Des manifestations furent prévues les 9, 10 et 11 août 1884, sous la présidence de Ferdinand de Lesseps. De nombreuses personnalités étaient présentes, pour beaucoup hommes politiques et érudits locaux. Quelques personnalités parisiennes se déplacèrent, la plupart anciens amis de George Sand : Armand Sylvestre, Charles Buloz, Calmann-Lévy et Paul Meurice.
La famille de la romancière fut représentée par son fils Maurice Sand. Après un hommage écrit par Victor Hugo, suivirent les discours officiels des organisateurs.
Dans chacune des allocutions, George Sand est un “bien” berrichon. Ainsi, le maire de La Châtre : « Mais si sa gloire rayonne au loin, nous ne saurions oublier qu'elle nous appartient plus intimement et que George Sand, par ses ravissantes peintures, fait connaître à tous notre Berry et les bords de la Creuse. »
Le repli identitaire local fut accentué en raison du peu d'écho rencontré par les manifestations berrichonnes, la plupart des personnalités politiques et littéraires d'envergure nationale ne s’étant pas déplacées. La foule des anonymes berrichons avait pallié ces absences. Si de nombreuses festivités suivirent l'inauguration de la statue, la plupart, sans rapport avec George Sand, étaient simplement populaires et ludiques : retraite aux flambeaux, fêtes de gymnastique, banquet de 280 convives, feu d'artifice, concours musical réunissant les orphéons et les fanfares de la région. (Les amis de George Sand).
 

Maurice Rollinat

George Sand connaissait très bien le père de Maurice Rollinat, François (1806-1867). Dans L’histoire de ma vie, elle dit de lui : "Homme d’imagination et de sentiment, lui aussi artiste comme son père, mais philosophe plus sérieux."
George Sand a apprécié et conseillé Maurice Rollinat lorsque celui-ci lui montrait ses écrits, lui demandait conseil comme des extraits de cette lettre de George Sand à jeune ami du 18 avril 1872 à La Châtre et servant de préface au livre Poésie pour les enfants de Maurice Rollinat en témoignent :
"Eh bien, mon enfant, voici ce que je ferais si j’étais poète ... un recueil de vers pour les enfants de six à douze ans ... Le poète doit révéler aux enfants ce qu’on oublie toujours de leur révéler : la nature ... Essaie et si tu réussis, tu auras fait une grande chose ; cela ne doit pas être bâclé vite, mais mûri et gesté sérieusement. Et avant tout, comme on vit de pain et que les vers n’en donnent pas, il faut toujours avoir un emploi quelconque et ne pas le négliger ... Sur ce, fais ce que tu voudras de mon conseil, je le crois bon, voilà pourquoi je te l’offre en t’embrassant."
George SAND ne partageait pas le pessimisme philosophique de Maurice Rollianat. Elle essayait d’orienter le jeune poète vers d’autres formes d’inspiration mais son besoin de vérité et de sincérité le détournait de l’attitude idéaliste proposée par George Sand :
"Il faut ouvrir les yeux tout grands et voir le beau, le joli, le médiocre comme tu vois le laid, le triste et le bizarre. Il faut tout voir et tout sentir."
Au décès de George Sand, en 1876, Maurice ROLLINAT perdit un de ses soutiens les plus efficaces et les plus désintéressés. L’influence de George Sand s’est exercée à un moment où Maurice Rollinat avait ébauché deux livres dont Les Névroses et elle est présente dans ses poèmes sur la nature. (Les amis de Maurice Rollinat).

Elme Caro


Je parcourais le parc depuis un quart d’heure, lorsque Mme Sand vint me rejoindre avec son vieil ami Duvernet.
Nous nous assîmes tous les trois dans une petite île bien ombragée, et, là, nous avons vécu deux heures, en causant de tout sujet, littérature, histoire, politique, avec une liberté absolue.
Personne ne souffre mieux la contradiction que George Sand ; elle ne déteste, dit-elle, que le mensonge et la bassesse. Je l’ai attaquée sur plusieurs points, elle s’est défendue avec bonne grâce et un calme parfaits.
Ces deux heures ont été un enchantement - aucune théorie, des idées seulement échangées en toute simplicité de coeur et de raison, sans apprêt, sans autre but que d’exposer sa libre opinion.

Elme Caro, juin 1861 à Nohant.
 

Charles Duvernet et sa femme


Charles Duvernet, l’ami de toujours, le plus proche voisin de Nohant, vis à six kilomètres, aisément affranchis à cheval ou en voiture.
George Sand et lui sont unis par leurs opinions républicains. Sa femme Eugénie et leurs trois enfants comptent parmi les familiers de Nohant.
Les deux familles se rejoignent fréquemment pour jouer la comédie, pour des parties de campagne, des bains dans l’Indre, des échanges de confitures ou de poules.
 

Emile Aucante


Emile Aucante dit Toccante; Ce jeune républicain de la Châtre admire les idées socialistes de George Sand et du philosophe Pierre Leroux, ce qui lui vaut d’être condamné à l’exil après le coup d’etat de 1851.
George Sand lui obtient sa grâce en le présentant comme indispensable régisseur de Nohant où les autorités l’assignent à résidence. En l’absence de l’écrivain, il tient la maison, s’occupe des enfants et des domestiques. Plus tard George Sand le fait entrer chez l’éditeur Michel Lévy, pour lequel il dirige la collection « les bons romans ».
Elle lui voue une entière confiance, c’est d’ailleurs à lui qu’elle remet les autographes de sa correspondance avec Alfred de Musset, le chargeant de juger, seul, de l’opportunité de la publication.
 

Ernest Périgois


Il est d’une grande famille bourgeoise de La Châtre, ce républicain fervent devient le gendre du vieil ami de George Sand le botaniste Jules Néraud, dit le malgache.
Ernest Périgois se lie alors avec George Sand; sa femme Angéle vient jouer avec la petite Nini (petite-fille de GS). Le poste de secrétaire général de la préfecture de l’Indre qu’il occupe en 1848 grâce à George Sand, lui valut la réputation de rouge et bien des ennuis.
A ce correspondant des plus fidèles reviendra la charge de prononcer un discours ému sur la tombe de son amie en juin 1876.
 

Gustave Papet


La fortune de ce camarade d’enfance de George Sand en fait un hôte apprécié de la bande des amis Berrichons à Paris qui entourent George Sand en 1831.
Revenu au pays, il vit au château d’Ars aux portes de La Châtre; en médecin éclairé et affectueux, il est toujours prêt à accourir et à soigner Chopin pendant ses séjours en Berry.
Durant près de soixante, il partage les joies et les douleurs de la maison de Nohant.
Il sera autres de George Sand pendant les douloureuses journées qui précèdent sa mort en 1876.
 

Gustave Planche


Il introduit George Sand à la Revue des deux Mondes, lui présente Sainte-Beuve, relit les épreuves de Lélia.
On le déteste dans Paris parce qu’il fait la critique la plus raisonnée, la plus sévère et la plus hardie.
George Sand dira de lui en 1833 : J’ai découvert ses qualités, je le vois tous les jours et je cherche à acquérir le bon sens littéraire dont il a trop peut-être et dont je n’ai pas assez".
Lorsque George Sand rencontre Alfred de Musset, elle l’éloigne de son intimité car Gustave Planche passant pour son amant, elle ne veut pas qu’il soit la risée d’une populace d’artistes haineux.
 

Alexandre Dumas-fils.


Vois-tu, de ton sommet diamanté, cette maisonnette blanche au milieu d'une plaine, au pied d'une petite colline, au bord d'une route à ornières où passe de temps en temps un chariot aux essieux plaintifs chargé de foin ou de légumes ? Quel silence, quand le gémissement des roues est entré dans cette terre molle ! Que ferais-tu, dans ton olympe solitaire, de ces nuages légers et blancs comme de la ouate qui courent sous ce ciel bourgeois ? Ils ne contiennent ni éclairs ni foudre. Ils fondraient dans ta large main si tu te baissais pour les ramasser, si tu voulais en tirer les tonnerres dont tu as besoin.
Il est midi, l'heure où l'on voit tout ! Regarde cette femme qui descend les marches de son perron. Elle a les cheveux grisonnants sous son petit chapeau de paille ; elle est toute seule ; elle se promène au soleil, doucement ; elle contemple son horizon vulgaire ; elle écoute les bruits vagues de la nature ; elle s'amuse à suivre de l'oeil ces nuées dont tu ne veux pas. Elle cause avec le jardinier ; elle se penche pour respirer ses fleurs qu'elle se garde bien de cueillir ; elle s'arrête ; elle écoute !
Quoi ? Elle n'en sait rien elle-même ! Quelque chose qui n'est pas encore et qui sera un jour. Elle s'assied sur son banc de pierre. Elle ne bouge plus. La voilà fondue dans l'immensité, la voilà plante, étoile, brise, océan, âme !Elle se souvient ! Elle devine ! Tout ce que tu entends au milieu des flots, elle l'entend aussi bien que toi sous son dôme de lilas, et les oiseaux, et les tempêtes, et tout ce qui chante, et tout ce qui pleure, et tout ce qui rit. Elle va errer, regarder, écouter ainsi, sans bien savoir ce qu'elle accomplit, somnambule de jour, et, à mesure que l'ombre gagnera la plaine, -comme ces plantes qui se sont imprégnées du matin au soir de rosée et de rayons, de pluie et de soleil et qui ne s'ouvrent et n'exhalent leurs parfums que la nuit-, la nuit, cette femme restituera au monde de l'âme et de l'esprit tout ce qu'elle a reçu du monde matériel et visible ; car, cette femme, elle pense comme Montaigne, elle rêve comme Ossian, elle écrit comme Jean-Jacques ; Léonard dessine sa phrase et Mozart la chante. Madame de Sévigné lui baise les mains et Madame de Staël s'agenouille quand elle passe. Ce morceau de terre qu'elle habite, ce n'est ni le rocher de Prométhée, ni le rocher de Sainte-Hélène, ni le rocher de Guernesey ;c'est Palaiseau, non pas même le Palaiseau de la Pie voleuse, c'est Palaiseau (Seine-et-Oise), un Palaiseau banal, qui ne la connaît pas, qui ne sait pas ce qu'il possède, qui n'a jamais entendu son nom, ou qui n'y a rien compris.
Elle était là depuis dix-huit mois ; je reviens de voyage, j'accours pour la voir. Ne connaissant pas le chemin, j'entre dans une boutique et je demande à l'honnête commerçant dont le nom ne peut rester inconnu dans le pays, puisqu'il a eu le soin de le faire peindre sur son enseigne, je demande à cet homme de m'indiquer la maison de madame George Sand.
- Comment dites-vous ?
- Madame George Sand.
- George Sand ? Qu'est-ce qu'elle fait, cette dame ?
- Elle écrit ! Enfin, c'est George Sand.
- George Sand ? je ne connais pas ça ici.
Je vois encore un tonnelier à qui je fis la même question pendant qu'il rinçait ses bouteilles sur la porte de son cellier, et qui me fit la même réponse, que je reçus une troisième fois d'un paysan qui passait. J'avisai enfin une maison cossue sur le seuil de laquelle une femme âgée, très proprette, à bonnet ruché, lisait un journal. Elle lisait.
Elle devait avoir lu au moins la Mare au Diable ou François le Champi. Elle me répondit cette phrase admirable :
- N'est-ce pas une dame qui est dans les papiers ?
Quels papiers ?
Je répondis oui. - Au fait ! les papiers pouvaient être des papiers imprimés. C'est ainsi que je trouvai la dame que je cherchais.
Voilà ce que c'était que la gloire en 1865, à trois quarts d'heure de Paris, par le chemin de fer de Sceaux, et rien n'est changé, je crois.
Un jour, après un grand chagrin, ayant besoin de repos, c'est-à-dire d'argent, l'auteur d'Indiana voulut vendre cette maisonnette, la moitié de ce qu'elle lui avait coûté. Ce n'était pas exigeant. Il ne se présenta pas un acquéreur, pas même un curieux ; et l'illustre propriétaire qui espérait revoir le pays enchanté du petit Zorzi, ne fût-ce que pour ajouter quelques lettres aux Lettres d'un voyageur, reprit son labeur quotidien et se remit, avec les autres filles de Danaüs, à jeter de l'eau dans ce puits sans fond du XIXe siècle-, que tu connais bien, mon très cher père, et que tu aurais rempli à toi tout seul, si les forces humaines pouvaient y suffire.

Alexandre DUMAS fils, préface de la pièce Le fils naturel du 10 avril 1868.
 

Juliette Adam


Nous sommes à Nohant, et l’on s'embrasse ! Mme Sand, Maurice et la chère Lina, que nous croyons sur une heure avoir toujours connue, nous accueillent avec une joie qui nous rend tous heureux.
A peine avons-nous le temps de nous habiller que le dîner sonne. La gaieté est la même qu'à Bruyères.
Après dîner, l'installation se fait dans le grand salon tout meublé de vieux meubles Louis XIV. Un lustre de Venise miroite, placé très haut sous les lampes qui garnissent la table. Il y a dans le salon deux pianos de Pleyel, l'un vieux, sur lequel Chopin a composé, et un plus neuf, sur lequel joue George Sand. Elle est musicienne incomparable. Mozart, Gluck, la passionnent, et nous l'avons entendue, des soirées entières, exécuter de mémoire un de leurs chefs-d'œuvre. On ne peut oublier l'art et le sentiment avec lesquels elle les interprète.
Nous nous groupons autour de la grande table ovale ; les uns y font leur correspondance, les autres y lisent. Maurice dessine, et souvent nous croque en caricatures, Lina fait de petits ouvrages, Mme Sand est absorbée par une patience. Adam prend l'habitude d'y apporter ses journaux, Alice joue à la bataille avec le bon Plauchut. Moi, je rêve. Le salon est grand ouvert, les senteurs du dehors y entrent, les étoiles y regardent curieuses. Au dedans, les belles tapisseries sont presque entièrement recouvertes par les tableaux dont chacun attire la curiosité ou l'admiration. Un pastel de La Tour représente Maurice de Saxe avec sa cuirasse miroitante, ses cheveux poudrés. Il domine les nombreux portraits de famille qui l'entourent. Maurice se moque de moi tandis que je regarde et que je m'informe, et il prétend que ses « ancêtres » m'impressionnent et m'inspirent pour lui un respect qui me manquait outrageusement jusque-là.
Des esquisses de Delacroix m'arrêtent longtemps. Je trouve de lui, aux murs du salon de Nohant, des choses admirables.
Le portrait de Mme Sand enfant est là. Elle est jolie à croquer. Aurore lui ressemble étonnamment. La mère du maréchal de Saxe, Aurore de Kœnigsmarck, rappelle Maurice. Je le lui dis, et il me fait une scène comique.
« Apprenez, irrespectueuse Juliette, que c'est moi qui rappelle mon aïeule, la très noble Aurore de Kœnigsmarck ».
La grand-mère de George Sand nous regarde avec curiosité. Mes yeux ne peuvent se détacher d'elle, qui a été pour sa petite-fille ce que ma grand-mère a été pour moi.
Le lendemain, grand branle-bas. Maurice a passé toute sa nuit à décorer le rez-de-chaussée de guirlandes faites par des paysans, en dehors du château, pour que Mme Sand ne s'en doute pas ; Maurice est le premier décorateur du monde. Les fleurs, la verdure, courent suspendues à tous les coins de la maison.
A l'heure du déjeuner, on tire des coups de canon. Tous, nous accourons à l'appel. Alice et moi, nous sommes allées dès le malin dans les champs faire des bouquets que Maurice trouve dignes de la cérémonie.
La toute petite Aurore, en grande toilette, est déjà l'amie de Topaze. Elles se tiennent par la main et s’extasient sur les décorations de la fête de « bonne mère ». Nous sommes tous parés de nos plus beaux atours, et nous attendons, un peu émus, celle pour laquelle nous avons le culte qui nous lie si amicalement les uns aux autres Maurice tient un compliment illustré à la main et rédigé en langue militaire.
La voilà ! Dans le vestibule sont les gens de la maison, qui crient : « Vive la bonne dame ! »
Maurice lit, Mme Sand rit, avec les yeux un peu humides, et embrasse son bien-aimé fils en disant : « Ce que tu es adorablement stupide ! »
L'un après l'autre, nous débitons nos vœux.
Adam dit : « Le oua oua aimera mieux et plus fort cette année que l'autre. » J'ajoute : « Le bonheur à Nohant est aussi bleu qu'à Bruyères ». Alice porte Aurore jusqu'aux lèvres de sa « bonne mère », et toutes deux répètent en même temps leurs souhaits.
Plauchut, Planet, les deux fusiliers, sont nobles devant leur colonelle, et s'expriment en termes choisis.
Harrisse parle de l'œuvre de George Sand, et nous faisons les pantins derrière lui.
On déjeune gaiement, on se promène toute l'après-midi, on goûte et l'on ne dîne pas, car on doit souper après les marionnettes.
Enfin nous allons assister à une représentation de ces marionnettes qui passionnent tant notre curiosité. Nous les connaissons par leurs noms avant de les voir : Balandard, Coq-en-Bois, le capitaine della Spada, Isabelle, Rose, Céleste, Ida, et tous, toutes. Alice rêve du monstre vert, Belzébuth. Elle demande qu'il apparaisse. Nous sommes en costume de grande première, décolletées. Le programme de la soirée est affiché partout. Les marionnettes jouent Alonzi Alonzo le bâtard, ou le brigand de las Sierras. Maurice passe vingt nuits pour amuser une heure son adorée mère.
Notre impatience est grande. Mme Sand n'est pas la moins occupée de cette « première ». Elle questionne Maurice curieusement. Il reste muet.
« Songez, me dit-il, comme le risque d'une chute est grand pour celui qui tient le rôle des acteurs au bout de ses doigts, qui est l’auteur de la pièce, le décorateur, le machiniste, le directeur. Et si Adam allait faire oua, oua ! Si Topaze et sa mère étaient comme qui dirait rasées !
- Ça sera exécrable », marmotte le fusilier Plauchut.
Mme Sand se fâche, presque sérieusement.
« Trente jours d'arrêts au fusilier Plauchut, en rentrant à Paris, prononce avec dignité le sargent.
- Endossés, les trente jours, à la condition que tu viennes me les faire faire, sargent », répond le fusilier.
Enfin, le moment solennel arrive. Nous défilons gravement, selon le rang que Mme Sand nous assigne. Nous entrons dans la salle de théâtre, que nous ne connaissons pas encore et qui est brillamment éclairée. A gauche, la grande scène où l'on joue la grande comédie, en face, le théâtre des marionnettes avec un rideau étonnant peint par Maurice, bien entendu. Le rideau se lève...
Le lendemain, nous visitons le théâtre, les costumes d'une variété infinie auxquels Mme Sand travaille depuis plus de vingt ans. Elle est une costumière, une habilleuse incomparable. Les marionnettes n'ont pas un mètre de hauteur. Edouard Cadol et Eugène Lambert ont seuls aidé Maurice : le premier, à les sculpter ; le second, à les peindre. Leur visage, leur buste, leurs bras, sont garnis de peau, les femmes peuvent être décolletées, et les hommes lutter à demi-nus. Elles ont des cuirasses en carton, de façon à ce qu'elles se tiennent ferme tantôt assises, tantôt posées sur des supports. Ces supports très curieux sont des tiges de fil de fer avec un bouchon au bout, ce qui fait que la moindre chiquenaude de Maurice les agite et que lorsqu'il y a un grand nombre de personnages en scène tous ont l'air d'écouter et de tressaillir au besoin à un récit. Dans certaines pièces militaires, Maurice met en ligne, avec un art de perspective inimaginable, des milliers d'hommes qui manœuvrent. Quant à la pluie, à l'orage, c'est à s'y méprendre, et la réalité en est complète : il tonne, des éclairs sillonnent la scène, l'eau tombe.
Ces centaines de marionnettes, on voudrait les nommer toutes, car toutes, à un moment, on les a aimées ou détestées. Il y a des traditions pour plusieurs. Ainsi les entrées en scène du facteur sont toujours désopilantes. Dans les moments les plus dramatiques, il raconte ses peines de cœur. Et Bassinet, le garde-champêtre. Et Purpurin, et le comte des Andouilliers, et Mlle Eloa. Et Chalumeau, et Friturin : quelle pléiade de comiques ! Et la comédie italienne au complet, et Bamboula, la négresse, Rosalie, la femme de chambre qu'on retrouve sans cesse, le colonel Vertébral, la comtesse de Bombrecoulant. J'en oublie la moitié : qu'elles me pardonnent !
Les trucs du théâtre des marionnettes de Maurice Sand ont étonné tous les directeurs des plus grandes scènes de Paris […].
Le surlendemain de mon arrivée, Mme Sand m'appelle dans son cabinet de travail. Il est fort simple. Un grand bureau, des armoires de rangeuse (sic), avec des étiquettes pour ce que chacune contient. Mme Sand a un ordre extrême.
A côté, la chambre, avec de beaux meubles anciens, et tapissée de bleu, couleur du golfe Juan, dit-elle.
Maurice me fait visiter son atelier. C'est la pièce la plus extraordinaire du monde. On y a la vue de tout le pays. Des peintures, des dessins, des esquisses, sont accrochés les uns au-dessus des autres. Il n'y a pas un coin vide. Des mannequins dressés, des costumes jetés sur les sièges, un encombrement artistique de toutes choses, font de cette pièce immense un étonnant musée, mais il faudrait un volume pour le cataloguer.
Après le déjeuner qui a lieu à midi, on va au jardin, un jardin comme il n'y en a nulle part au monde. Mme Sand y a fait des « clans » de plantes récoltées partout au cours de ses voyages et qu'elle a acclimatées à Nohant. Il n'y a pas une fleur de ces plantes qui ne lui rappelle une page de sa vie, et quel plaisir on prend à l'interroger dans ce jardin. Mme Sand ne permet pas qu'on cueille l'une de ses fleurs. C'est dehors qu'on va chercher celles qui ornent les grands vases de vieux Chine (sic) de la cheminée.
Autographe de J.Adam
Autographe de Juliette Adam.
Galerie Thomas Vincent.
La conversation de Mme Sand, à Nohant, dans l'intimité de ceux qu'elle aime et connaît bien, est une perpétuelle surprise ; on éprouve pour elle une constante admiration, tant ses idées sont personnelles et élevées. Les discussions approfondies, qu'elle appelle en riant creuses, sont rares, parce qu'elle préfère les délassements de la gaieté. Dehors où l'on passe plusieurs heures après le déjeuner, jusqu'au bain dans l'Indre, la moindre bestiole intéresse Mme Sand, et comme elle en parle !
Dès que l'un de nous est envoyé ici ou là pour chercher quelque chose, il peut être certain qu'on trame une farce contre lui. Nous nous y prêtons tous avec belle humeur, sauf Adam que les farces horripilent, la nuit surtout quand on le réveille.
Un soir on a mis un coq dans le coffre à bois de notre chambre. Je le savais ; voilà qu'à une heure ou à deux, le matin, ce satané coq chante.
Adam allume sa bougie.
« Bien sûr ce coq est dans notre cheminée, s'écrie-t-il, mais par où a-t-il passé ? »
Alice, dont la chambre donne dans la nôtre, et moi, nous nous cachons sous nos draps pour ne pas rire trop bruyamment. Adam continue à regarder dans la cheminée, mais avec prudence, craignant que, passé par le toit, le coq ne lui tombe sur la tête.
Le coq recommence : Coricoco !
Mme Sand, Maurice, Lina, Plauchut, Planet, sont derrière la porte, entendant les réflexions d'Adam ; ils le voient se promener en simple costume de nuit, se pencher dans la cheminée.
Mais, tout à coup furieux, Adam lance un juron formidable et s'écrie : « Il est dans le coffre à bois. Je parie que c'est Maurice qui l'y a mis ! »
Il ouvre le coffre. Le coq, pas content d'avoir été enfermé, lui saute à la poitrine. Nouveau juron plus violent encore. Il tente d'attraper ce maudit coq, tandis que je m'enfonce de plus en plus sous mes draps. Enfin, le coq, las de voler, se perche sur le bois de la tête du lit d'Adam, qui a toutes les peines du monde à le saisir. Il l'attrape, toujours sacrant, et va le jeter par la fenêtre qu'il a ouverte, lorsque le coq en se débattant éteint la bougie, s'échappe et vole dans la cour.
Est-ce lui, est-ce Maurice qui chante à nouveau : Coricoco !
« Que le diable emporte l'idiot qui a inventé cette farce ! » s'écrie Adam.
Les rires derrière la porte redoublent, Adam la ferme à clef et se recouche.
Il ne m'a pas adressé la parole, soupçonnant bien que je suis complice.
L'église est en face de notre chambre. Je dors volontiers le matin et je parierais que Maurice ou Plauchut ont payé le père Camat, le sonneur-fossoyeur, pour qu'il sonne l'angélus à toute volée. Adam à cette heure-là fait sa toilette. C'est à mon tour de grogner. Je donne 5 francs au père Camat pour qu'il sonne moins fort. Maurice ou Plauchut le persuade qu'il doit sonner plus fort et plus longtemps pour que je lui donne davantage.
Le lendemain, Adam demande à Plauchut de lui céder son pavillon au fond du parc. Il dit qu'il s'y barricadera, achètera un revolver à la Châtre et recevra les farceurs « à balle ». Quand ce sont les autres qu'on berne, Adam trouve les farces drôles, mais il n'admet pas qu'on lui en fasse, parce qu'il n'en fait pas lui-même.
Une pêche dans l'Indre agrémentée de baignade générale dans des costumes indescriptibles nous amuse follement. Mme Sand est celle qui prend le moins de poissons, mais qui « barbotte » le plus...

Extraits des Mémoires de Juliette Adam, Mes sentiments et nos idées avant 1870, Paris, Alphonse Lemerre éditeur, 1905, pp. 266 – 290.
A son retour de Golfe-Juan, George Sand ne tarda pas à inviter chez elle, à Nohant, Juliette, Edmond et Topaze. Au cours de ce séjour qui eut lieu du 4 au 20 juillet 1868, vinrent bien évidemment s’ajouter à la liste des invités Plauchut et Planet. Cet extrait nous montre la joie et la gaieté qui régnaient à Nohant lorsque George Sand recevait des invités. Spectacles de marionnettes, promenades et farces étaient au rendez-vous d’autant plus qu’ici, il s’agissait de fêter dans l’allégresse l’anniversaire de la Bonne dame de Nohant.
Pascal Casanova.
 

Lettre à Marie d'Agoult


Vous avez bien fait de décacheter ma lettre, c’est une bonne action dont je vous remercie, puisqu’elle me vaut une si bonne et si affectueuse réponse. La seule chose qui me peine véritablement, c’est votre départ si prochain pour l’Italie. J’aurai beau faire, je ne serai pas libre avant les vacances ; mais il ne me sera plus aussi facile d’aller vous rejoindre, car où vous trouverais-je ? Quoi que vous fassiez, ne quittez aucune ville sans m’écrire, ne fût-ce que deux lignes, pour me dire où vous êtes et combien de temps vous y restez. Rien ne me fera renoncer à l’espérance d’aller vivre quelques semaines près de vous. C’est un des plus doux rêves de ma vie, et, comme, sans en avoir l’air, je suis très persévérante dans mes projets, soyez sûre que, malgré les destins et les flots, je les réaliserai. Pour le moment, je ferais mal de m’absenter du pays. Mes adversaires, battus au grand jour, cherchent à me nuire dans les ténèbres. Ils entassent calomnies sur absurdités pour m’aliéner d’avance l’opinion de mes juges. Je m’en soucie assez peu ; mais je veux pouvoir rendre compte, jour par jour, de toutes mes démarches. Si j’allais à Genève maintenant, on ne manquerait pas de dire que j’y vais voir Franz seulement et de trouver la chose très criminelle. Ne pouvant dire qu’entre Franz et moi il y a un bon ange dont la présence sanctifie notre amitié, je resterais sous le poids d’un soupçon qui servirait de prétexte entre mille pour me refuser la direction de mes enfants. S’il ne s’agissait que de ma fortune, je ne voudrais pas y sacrifier un jour de la vie du cœur ; mais il s’agit de ma progéniture, mes seules amours, et à laquelle je sacrifierais les sept plus belles étoiles du firmament, si je les avais.
Ne quittez toujours pas Genève sans me dire où vous allez. Cet hiver, je serai libre, j’aurai quelque argent (bien que je n’aie pas hérité de vingt-cinq sous : c’est un ragot de journaliste en disette de nouvelles diverses), et j’irai certainement courir après vous, loin des huissiers, des avoués et des rhumatismes.
Je n’ai pas besoin de vous charger de dire à Franz tous mes regrets de ne pas l’avoir vu. Il s’en est fallu de si peu ! Il sait bien, au reste, que c’est un vrai chagrin pour moi. Il n’y a qu’une chose au monde qui me console un peu de toutes mes mauvaises fortunes : c’est que vous me semblez heureux tous deux, et que le bonheur de ceux que j’aime m’est plus précieux que celui que je pourrais avoir. J’ai si bien pris l’habitude de m’en passer, que je ne songe jamais à me plaindre, même seule, la nuit, sous l’œil de Dieu. Et pourtant je passe de longues heures tête à tête avec dame Fancy. Je ne me couche jamais avant sept heures du matin ; je vois coucher et lever le soleil, sans que ma solitude soit troublée par un seul être de mon espèce. Eh bien, je vous jure que je n’ai jamais moins souffert. Quand je me sens disposée à la tristesse, ce qui est fort rare, je me commande le travail, je m’y oublie et je rêve alternativement. Une heure est donnée à la corvée d’écrire, l’autre au plaisir de vivre.
Ce plaisir est si pur dans ce temps-ci, avec tous ces chants d’oiseaux et toutes ces fleurs ! Vous êtes trop jeune pour savoir combien il est doux de ne pas penser et de ne pas sentir. Vous n’avez jamais envié le sort de ces belles pierres blanches qui, au clair de lune, sont si froides, si calmes, si mortes. Moi, je les salue toujours quand je passe auprès d’elles, la nuit, dans les chemins. Elles sont l’image de la force et de la pureté. Rien ne prouve qu’elles soient insensibles au plaisir de ne rien faire. Elles contemplent, elles vivent d’une vie qui leur est propre. Les paysans sont convaincus que la lune a une action sur elles, que le clair de lune casse les pierres et dégrade les murs. Moi, je le crois. La lune est une planète toute de glace et de marbre blanc. Elle est pleine de sympathie pour ce qui lui ressemble, et, quand les âmes solitaires se placent sous son regard, elle les favorise d’une influence toute particulière. Voilà pourquoi on appelle les poètes lunatiques. Si vous n’êtes pas contente de cette dissertation, vous êtes bien difficile.
Si vous voulez que je vous parle histoire ancienne, je vous dirai de madame A…, que je n’ai jamais eu de sympathie pour elle. J’ai eu beaucoup d’estime pour son caractère ; mais, un beau jour, elle m’a fait une méchanceté, la chose du monde que je comprends le moins et que je puis le moins excuser. Depuis que je ne vous ai écrit, elle m’a fait amende honorable. Est-ce bonté ? Est-ce légèreté de tête et de cœur ? Je n’ai plus guère confiance en elle, et, sans la maltraiter (car, à vrai dire, d’après cette conduite fantasque, je m’aperçois que je ne la connais pas du tout), je m’éloignerai d’elle avec soin. Je ne veux pas la juger ; mais il y a sur la figure de celle chez qui l’on a surpris un mauvais sentiment quelque chose qui ne s’efface plus et qui vous glace à jamais. Je suis toute d’instinct et de premier mouvement. N’êtes vous pas de même ? Il m’a semblé que si.
Je ne dis pas que je n’aime pas Sainte-Beuve. J’ai eu beaucoup trop d’affection pour lui pour qu’il me soit possible de passer à l’indifférence ou à l’antipathie, à moins d’un tort grave. Je ne lui ai point vu de méchanceté, à lui, mais de la sécheresse, de la perfidie non raisonnée, non volontaire, non intéressée, mais partant d’un grand crescendo d’égoïsme. Je crois que je le juge mieux que vous. Demandez à Franz, qui le connaît davantage.
L’abbé de Lamennais se fixe, dit-on, à Paris. Pour moi, ce n’est pas certain. Il y va, je crois, avec l’intention de fonder un journal. Le pourra-t-il ? Voilà la question. Il lui faut une école, des disciples. En morale et en politique, il n’en aura pas s’il ne fait d’énormes concessions à notre époque et à nos lumières. Il y a encore en lui, d’après ce qui m’est rapporté par ses intimes amis, beaucoup plus du prêtre que je ne croyais. On espérait l’amener plus avant dans le cercle qu’on n’a pu encore le faire. Il résiste. On se querelle et on s’embrasse. On ne conclut rien encore. Je voudrais bien que l’on s’entendît. Tout l’espoir de l’intelligence vertueuse est là. Lamennais ne peut marcher seul. Si, abdiquant le rôle de prophète et de poète apocalyptique, il se jette dans l’action progressive, il faut qu’il ait une armée. Le plus grand général du monde ne fait rien sans soldats. Mais il faut des soldats éprouvés et croyants. Il trouvera facilement à diriger une populace d’écrivassiers sans conviction qui se serviront de lui comme d’un drapeau et qui le renieront ou le trahiront à la première occasion. S’il veut être secondé véritablement, qu’il se méfie des gens qui ne disputeront pas avec lui avant d’accepter sa direction. En réfléchissant aux conséquences d’un tel engagement, je vous avoue que je suis moi-même très indécise. Je m’entendrais aisément avec lui sur tout ce qui n’est pas le dogme. Mais, là, je réclamerais une certaine liberté de conscience, et il ne me l’accorderait pas. S’il quitte Paris sans s’être entendu avec deux ou trois personnes qui sont dans les mêmes proportions de dévouement et de résistance que moi, j’éprouverai une grande consternation de cœur et d’esprit. Les éléments de lumière et d’éducation des peuples s’en iront encore épars, flottant sur une mer capricieuse, échouant sur tous les rivages, s’y brisant avec douleur, sans avoir pu rien produire. Le seul pilote qui eût pu les rassembler leur aura retiré son appui et les laissera plus tristes, plus désunis et plus découragés que jamais.
Si Franz a sur lui de l’influence, qu’il le conjure de bien connaître et de bien apprécier l’étendue du mandat que Dieu lui a confié. Les hommes comme lui font les religions et ne les acceptent pas. C’est là leur devoir. Ils n’appartiennent point au passé. Ils ont un pas à faire faire à l’humanité. L’humilité d’esprit, le scrupule, l’orthodoxie sont des vertus de moine que Dieu défend aux réformateurs. Si l’œuvre que je rêve pour lui peut s’accomplir, c’est vous qui serez obligée de vous joindre à son bataillon sacré. Vous avez l’intelligence plus mâle que bien des hommes, vous pouvez être un flambeau pur et brillant.
J’ai écrit à Paris pour qu’on vous envoie le numéro du Droit. Je suis toujours dans le statu quo pour mon procès. L’acte d’appel est fait. Je suis encore à la Châtre chez mes amis, qui me gâtent comme un enfant de cinq ans. J’habite un faubourg en terrasse sur des rochers ; à mes pieds, j’ai une vallée admirablement jolie. Un jardin de quatre toises carrées, plein de roses, et une terrasse assez spacieuse pour y faire dix pas en long, me servent de salon, de cabinet de travail et de galerie. Ma chambre à coucher est assez vaste ; elle est décorée d’un lit à rideaux de cotonnade rouge, vrai lit de paysan, dur et plat, de deux chaises de paille et d’une table de bois blanc. Ma fenêtre est située à six pieds au-dessus de la terrasse. Par le treillage de l’espalier, je sors et je rentre la nuit pour me promener dans mes quatre toises de fleurs sans ouvrir de portes et sans éveiller personne.
Quelquefois je vais me promener seule à cheval, à la brune. Je rentre sur le minuit. Mon manteau, mon chapeau d’écorce et le trot mélancolique de ma monture me font prendre dans l’obscurité pour un marchand forain ou pour un garçon de ferme. Un de mes grands amusements, c’est de voir le passage de la nuit au jour ; cela s’opère de mille manières différentes. Cette révolution, si uniforme en apparence, a tous les jours un caractère particulier.
Avez-vous eu le loisir d’observer cela ? Non ! Travaillez-vous ? Vous éclairez votre âme. Vous n’en êtes pas à végéter comme une plante. Allons, vivez et aimez-moi. Ne partez pas sans m’écrire. Que les vents vous soient favorables et les cieux sereins ! Tout prospère aux amants. Ce sont les enfants gâtés de la Providence. Ils jouissent de tout, tandis que leurs amis vont toujours s’inquiétant. Je vous avertis que je serai souvent en peine de vous si vous m’oubliez.
Je vous ferai arranger une belle chambre chez moi.
Je fais un nouveau volume à Lélia. Cela m’occupe plus que tout autre roman n’a encore fait. Lélia n’est pas moi. Je suis meilleure enfant que cela ; mais c’est mon idéal. C’est ainsi que je conçois ma muse, si toutefois je puis me permettre d’avoir une muse.
Adieu, adieu ! le jour se lève sans moi. — Per la scala del balcone, presto andiamo via di qua…
George Sand La Châtre le 25 mai 1836.
 

 

 

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